• Georges Haldas

    Pour moi, Georges Haldas a tout d'abord été une figure. Celle de l'écrivain et de sa présence au monde, ou plus précisément de son identification à un lieu. C'est le premier auteur que j'ai vu de mes yeux vu. Quand je suis arrivé de mon Valais natal à Genève, je l'ai reconnu d'après ses photos. Mon premier écrivain vivant. Ça fait un choc. Nous fréquentions les mêmes lieux : les cafés de Plainpalais. Il avait ses habitudes à la Comédie, à la Brasserie Hollandaise, Chez Saïd, puis au Café de la Paix. C'est là qu'il écrivait, penché très bas sur la page. De temps Georges Haldasen temps il se levait, il déambulait un peu entre les tables pour se délasser ou faire repartir la pensée. Je ne lui ai jamais parlé, bien sûr. J'étais trop respectueux de l'écriture pour le déranger. Un écrivain au travail, dont je connaissais l'œuvre respectable. Je le considérais avec un mélange d'admiration, d'envie et de jalousie. Je me demandais ce qu'il pouvait bien rédiger.
    Peut-être le sixième volume de ses carnets, édités sous le titre général L'état de poésie. Les dates joueraient. Le livre s'appelle Le soleil et l'absence et couvre l'année 1987.
    Il ne s'agit pas à proprement parler d'un journal, même si presque chaque jour fait germer sa moisson de phrases. On n'y retrouve pas d'échos, ni de choses vues, ni de récits, ni même de personnages concrets, identifiables, anecdotiques (Haldas désigne les gens par leurs seules initiales). Aucun de ces éléments qui constituent les journaux intimes.
    Haldas s'y préoccupe plutôt d'une idée fixe, ce qu'il appelle l'état de poésie, qui est la recherche d'une ouverture aux autres et au monde, en même temps qu'un moment assez indéfinissable.
    Cet état, Haldas cherche par tous les moyens à l'élucider mieux, à le préciser, à le faire vivre par l'écriture. Dans l'espoir, peut-être, de faire surgir à volonté un état de grâce qui se donne comme un cadeau, de façon aléatoire et merveilleuse. Entreprise difficile et fragmentée : « Dans l'état de poésie, impossible d'enseigner. On ne peut que témoigner de ce qu'on vit. Et comme toute chose est vécue dans notre singularité, singulier est notre témoignage. »
    C'est une opération minutieuse, personnelle, sans bornes, à recommencer sans cesse. A l'avance, Haldas répond vertement aux reproches de perpétuel ressassement qu'on lui a déjà fait, qu'on ne manquera pas de lui faire encore : « Ceux qui disent que je me répète, n'ont rien compris, je reviens sur les mêmes choses, en effet, mais à partir, chaque fois, d'un point de vue différent. Un parcours en spirale, où, à chaque palier, on aperçoit un nouveau rapport entre les choses et un non moins nouveau rapport entre chaque chose et l'ensemble. »
    Travail de Sisyphe et accompagnement de l'œuvre, ces carnets témoignent d'une tentative émouvante et ambitieuse : la saisie d'une riche vérité intérieure qui sans cesse se présente dans ses fragments et sans cesse se dérobe dans sa totalité.

    (Ce texte paraît simultanément dans Le Passe-Muraille N° 72, Reconnaissance à Georges Haldas, qui rend hommage à cet écrivain dont on fêtera les 90 ans cet été. Avec la participation de Jean-Louis Kuffer, Jean-Michel Olivier, Jean Vuillemier, Jacques Chessex, François Debluë, Antonin Moeri, etc.)<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" />