-
Littérature et Internet: Ceux qui songent avant l'aube, de Jean-Louis Kuffer
Bien évidemment, Internet allait changer les choses en ce qui concernait la littérature. Le livre resterait, comment s'en passer? Mais il y aurait d'autres façons de lire et de publier. On trouverait sur la toile des blogs, entre journaux intimes, impressions, essais et critiques. Des revues littéraires (par exemple Coaltar, voir ici). Des sites d'auteur (celui de notre ami Serge Bimpage ici). On trouverait aussi des lieux de création littéraire et de critique.
Le plus connu d'entre eux est Publie.net, au sous-titre explicite: « le contemporain s'écrit numérique. »
Fondé par François Bon qui a été un pionnier dans l'utilisation d'Internet, puis animé par un collectif, Publie.net accueille des textes dont une partie est libre, l'autre payante.
Exemple: le tout récent ouvrage de Jean-Louis Kuffer, Ceux qui songent avant l'aube (ici). En suivant le lien, vous pouvez voir la couverture et feuilleter les 30 premières pages librement. Pour télécharger l'ensemble du livre (80 pages), il vous en coûtera 5, 50 euros.
Ce qui est donné pour un tel régal. Les habitués du blog de Kuffer, Les carnets de JLK ont déjà pu lire certains de ces textes, qui y ont paru irrégulièrement. Vifs, mordants, poétiques, drôles, cruels parfois. Le principe est simple et fertile: des énumérations qui commencent par celui qui, celle qui, ceux qui...
C'est sur le blog que François Bon a connu ces textes : « Je m'y suis pris vraiment lorsque j'ai lu celui qui s'est intitulé Ceux qui se prennent pour des artistes. Tout d'un coup, un malaise : on reconnaît toutes les postures. La phrase est incisive, contrainte. Elle va de saut en saut dans toutes les postures du rapport qu'on a chacun à notre discipline. »
Du coup, il a proposé à Kuffer de les publier. Mais le projet est plus vaste et fait appel aux ressources permises par Internet. Je cite encore François Bon:
« Mais dans une idée d'œuvre ouverte, et la volonté de la questionner sur publie.net : à mesure que JLK continuera son écriture, on réactualise le texte initial, et vous disposez toujours de la dernière version dans votre bibliothèque personnelle. Mais aussi, que le texte édité (pour contrer le principe d'enfouissement du blog, ce que j'ai nommé fosse à bitume), renvoie en étoile aux archives du blogs non reprises dans la sélection de l'auteur (30 chapitres, quand même) ou à celles qui s'y ajouteront... »
Et, tenez, un exemple vaut dix mille mots. Voici la liste qui avait flashé François Bon: Ceux qui se disent artistes.
« Celui qui doit se cuiter pour créer / Celle qui sent qu'elle va écrire un poème / Ceux qui parlent volontiers de l'aporie du concept dans la tendance néo-géo finissante de l'école slovène / Celui qui attend une subvention fédérale pour écrire LE livre qui dénoncera enfin l'emprise de l'Etat sur la création / Celle qui affirme penser comme elle danse / Ceux qui adulaient Josef Beuys à vingt ans et qui font aujourd'hui commerce d'icônes avec une organisation mafieuse d'Ukraine centrale / Celui qui est devenu peintre contre l'avis de sa tante Gerda qui le subventionne depuis lors à hauteur de 7000 euros par mois / Celle qui dit qu'elle a l'âme artiste un peu comme Hundertwasser dont elle collectionne les séries de chaises pliantes à motifs gais / Ceux qui collectionnent les sacs de papiers témoignant de leurs pérégrinations muséales / Celui qui peint des mandalas sur des ailes de libellules naturalisées / Celle qui dit nous autres créateurs en ouvrant son buffet top aux plasticiens du quartier du Flon / Ceux qui se mettent d'accord sur le fait qu'un ciel de Dufy reste un ciel de Dufy mais que le cadre peut encore en rehausser l'éclat / Celle qui se paie un Vlaminck en accord avec les rideaux du grand salon de sa villa de Monaco / Ceux qui prétendent avoir été sucés par Niki de Saint-Phalle / Celui qui estime que Jeff Koons a tout compris /Celle qui dit interroger les potentialités de la faille dans ses photos de schistes tyroliens / Ceux qui estiment qu'on devrait traiter la création contemporaine au Karcher / Celui qui réduit la notion de beauté à un fantasme petit-bourgeois / Celle qui se peint ses ongles à la laque de carrosserie / Ceux qui se paient une biche dans la clairière à l'expo-vente des Nouveaux Figuratifs du Bas-Limbourg / Celui qui humilie sa nouvelle femme de ménage en lui annonçant le prix de la statue Dogon qu'elle a failli renverser tout à l'heure / Celle qui répond à son beau-frère qu'elle n'en a rien à sacquer des écrits sur l'art d'Elie Faure / Ceux qui offrent toujours un poster de Rothko à un jeune ménage en train de s'installer / Celui qui se vante d'avoir posé nu pour une cubiste des années 40 / Celle qui a liquidé à l'Armée du salut trois toiles sales de Paul Gauguin offertes par celui-ci à son oncle débauché dont elle espérait que l'héritage lui permettrait de ravaler la façade de son pavillon en val d'Oise / Celui qui ne jure que par l'Arte Povera dans son loft de Milan / Celle qui se dit plutôt Land Art après sa période déconstructiviste / Ceux qui invitent volontiers le féroce critique Mauser dans leurs soirées de marketing Top Coiffure / Celui qui change de galeriste à chaque fois qu'il explore une nouvelle tendance / Celle qui ne va jamais en vernissage sans son voyou croate à collier de force qu'elle tient bien court en laisse / Ceux qui estiment que l'art restera l'art tant que le marché restera le marché, etc. »
Jean-Louis Kuffer, Ceux qui songent avant l'aube, Publie.net, http://www.publie.net/(Publié aussi dans Blogres .)