• Erec chassant un cerf blancLe dernier roman de Manuel Vasquez Montalban, paru juste avant sa mort (à Bangkok en 2003) parle du premier roman de Chrétien de Troyes, et porte le même titre que lui. Premier signe qu'il s'agit, si on me permet un langage un peu convenu, d'une polyphonie romanesque où l'intertextualité est la règle.
    Il y a d'ailleurs bien d'autres cas de réutilisation du texte de Chrétien de Troyes dans des oeuvres modernes. Par exemple dans la BD.
    Trois histoires alternent dans le livre de Montalban. Julio Matasanz, célébrissime spécialiste de la littérature médiévale, obsédé par sa carrière, une des gloires de l'Espagne intellectuelle, reçoit un prix prestigieux. La fine fleur des médiévistes est là pour la cérémonie (notamment Charles Méla, qui a été mon professeur à l'université de Genève. Il est à la retraite maintenant, je crois...) Julio Matasanz y retrouve surtout sa maîtresse, avec qui il a une liaison depuis vingt ans, de colloque en colloque.
    Sa femme, Madrona, riche bourgeoise barcelonaise, erre pendant ce temps de boutique en boutique, achetant les cadeaux de Noël indispensables à la réunion hypothétique de sa famille. Autant généreuse que son mari est égoïste, elle aide une copine de gymnase, qui la manipule complètement mais finit quand même avec une balle dans le ventre...
    Enfin Pedro, le neveu, essaie de sauver sa vie en Amérique latine. Il est médecin dans une ONG et avec sa compagne infirmière, ils vivent une suite de péripéties qui sont calquées sur le roman de Chrétien de Troyes, Eric et Enide, celui qu'a choisi l'oncle prestigieux comme thème de sa communication lors de la remise du prix.
    Il s'agit, comme dans l'original, d'un homme de grande famille qui rencontre une jeune femme pauvre. La vie en commun, trop inactive à leur goût, les pousse vers l'aventure, et là, dans ce Guatemala violent, ils rencontrent, comme les héros de Chrétien de Troyes, trois voleurs, cinq truands, deux géants, un soldat nain dont ils me méfient mais qui les sauve, et ça se termine par les retrouvailles familiales et un repas de fête.
    Nombreux niveaux de narration et de lectures, donc. Le thème unificateur est la mort. Elle est partout. Dans la carrière de Julio, cet hommage marquant la fin de sa vie active et étant le signe de son déclin. Dans la santé de Madrona, malade, qui découvre qu'elle n'a plus que quelques mois à vivre. Dans les aventures du jeune couple, autour de qui les cadavres s'accumulent. La mort et l'amour. Un lien classique.
    Et une constatation. Julio Matasanz et sa femme n'ont pas vécu leur vie, elle absorbée par ces mondanités pseudo-culturelle de la grande bourgeoise, l
    Manuel Vasquez Montalbanui enfermé dans les cycles médiévaux et qu'intéresse seulement sa carrière. La nouvelle génération au contraire est dedans: l'aide aux plus démunis, les aventures pas toujours agréables, la mort affrontée, l'hostilité des puissants parce qu'ils se préoccupent des pauvres, ce qui est un dangereux ferment de révolution: imaginez que les misérables découvrent que leur vie vaut quelque chose...
    La question de l'engagement est ainsi posée, dans un texte riche. C'est la veine exigeante de Manuel Vasquez Montalban. L'autre étant bien sûr illustrée par son célèbre et délicieux détective Pepe Carvalho.

    Manuel Vasquez Montalban, Erec et Enide, Seuil.