•  J'ai vu un téléfilm sur Sartre, cette semaine. En deux parties. De Claude Goretta, avec l'excellent Denis Podalydès dans le rôle principal. Intéressant. Est-ce que Sartre sortirait du purgatoire, cette zone noire où disparaissent les auteur après leur mort, par un phénomène bizarre qui a ses lois ?
    Notez qu'il avait déjà commencé à disparaître quand il est mort, en 80. Comme il avait été le maître à penser de la génération intellectuelle de l'après-guerre, il hantait encore un peu les collèges où enseignaient ceux qu'il avait formés. Mais l'université en avait fini avec lui. L'existentialisme, c'était ringard. Bazardé par le structuralisme. On s'indignait encore dans les journaux de ses prises de positions politiques extrémistes, mais on ne lisait plus ses livres.
    Il en a fait pourtant de magnifiques. Tenez, Les Mots, ce texte savoureux et brillant qui retrace son enfance jusqu'à 12 ans. Sartre pratiquant l'autobiographie? Mais pourquoi? « le lecteur a compris que je déteste mon enfance et tout ce qui en survit » explique-t-il après 150 pages. De plus la tentative se heurte à des difficultés avouées: « Mes premières années, surtout,  je les ai biffées: quand j'ai commencé ce livre, il m'a fallu beaucoup de temps pour les déchiffrer sous les ratures. »
    Mais cette analyse impitoyable de ses débuts dans la vie lui donne quelques clés.
    L'expérience de la mauvaise foi, d'abord. Son père mort à sa naissance, Jean-Paul est élevé par son grand-père maternel, Charles Schweitzer, oncle du fameux Albert « dont on sait la carrière ». Comédien hors pair dans sa vie familiale, Charles décrète que son petit-fils est un enfant prodige et le pousse à jouer ce rôle, qu'il accepte avec complaisance. Il est élevé là, solitaire, entre ce vieillard et des femmes dominées, sans camarade jusqu'à dix ans. Il se sent abstrait, théâtral, sans consistance. De là une impression de « bâtardise », un sentiment d'être de trop dans le monde, de n'avoir pas de justification, comme un voyageur sans billet dans un train.
    Idolâtré dans sa famille, connaissant « les vanités d'un chien de salon », mais persuadé de n'avoir aucune réalité, de ne compter finalement pour personne, il décide alors de devenir indispensable à l'univers. Comment? En se faisant écrivain.
    Les Mots
     a deux parties. Lire. Ecrire. Le récit décortique une vocation. Elevé dans les livres, prenant les mots pour plus réels que les choses, persuadé que la culture est une religion laïque qui a besoin de saints et de martyres, Jean-Paul choisit de se vouer à cet apostolat, qui donne finalement au jeune comédien une réalité, justifie sa vie et la modèle.
    C'est à cause de cette illusion d'enfance, finalement, qu'il deviendra ce qu'il est: un géant de la littérature du XXème siècle, qui s'est beaucoup trompé politiquement, idéologiquement, mais qui mettait dans tout ce qu'il faisait un talent et une intelligence aigus.