Je vous avais parlé ici des souvenirs de Georges Gabory, ce poète oublié, ancien capitaine éminent de la rébublique des lettres, influent chez Gallimard, etc. Eh bien j'ai retrouvé le rêve dans lequel André Breton parle de lui. C'est dans Clair de Terre. Le voici:
1er des «Cinq rêves». Une vocation d'écrivain
À Georges de Chirico
Je passe le soir dans une rue déserte du quartier des
Grands-Augustins quand mon attention est arrêtée par un
écriteau au-dessus de la porte d'une maison. Cet écriteau
c'est : « ABRI » ou « À
LOUER », en tout cas quelque chose qui n'a plus cours.
Intrigué j'entre et je m'enfonce dans un couloir extrêmement
sombre.
Un personnage, qui fait dans la suite du rêve figure de
génie, vient à ma rencontre et me guide à
travers un escalier que nous descendons tous deux et qui est très
long.
Ce personnage, je l'ai déjà vu. C'est un homme qui
s'est occupé autrefois de me trouver une situation.
Aux murs de l'escalier je remarque un certain nombre de reliefs
bizarres, que je suis amené à examiner de près,
mon guide ne m'adressant pas la parole.
Il s'agit de moulages en plâtre, plus exactement : de
moulages de moustaches considérablement grossies.
Voici, entre autres, les moustaches de Baudelaire, de Germain
Nouveau et de Barbey d'Aurevilly.
Le génie me quitte sur la dernière marche et je me
trouve dans une sorte de vaste hall divisé en trois parties.
Dans la première salle, de beaucoup la plus petite, où
pénètre seulement le jour d'un soupirail
incompréhensible, un jeune homme est assis à une table
et compose des poèmes. Tout autour de lui, sur la table et par
terre, sont répandus à profusion des manuscrits
extrêmement sales.
Ce jeune homme ne m'est pas inconnu, c'est M. Georges Gabory.
La pièce voisine, elle aussi plus que sommairement meublée,
est un peu mieux éclairée, quoique d'une façon
tout à fait insuffisante.
Dans la même attitude que le premier personnage, mais
m'inspirant, par contre, une sympathie réelle, je distingue M.
Pierre Reverdy.
Ni l'un ni l'autre n'a paru me voir, et c'est seulement après
m'être arrêté tristement derrière eux que
je pénètre dans la troisième pièce.
Celle-ci est de beaucoup la plus grande, et les objets s'y
trouvent un peu mieux en valeur : un fauteuil inoccupé devant
la table paraît m'être destiné; je prends place
devant le papier immaculé.
J'obéis à la suggestion et me mets en devoir de
composer des poèmes. Mais, tout en m'abandonnant à la
spontanéité la plus grande, je n'arrive à écrire
sur le premier feuillet que ces mots: La lumière...
Celui-ci aussitôt déchiré, sur le second
feuillet: La lumière... et sur le troisième feuillet:
La lumière...
André Breton
Clair de terre,
1922