• Proust, la jalousie

    La jalousie par Bronzino, Allégorie du triomphe de Vénus (détail) 1540-1545Il y a toujours, chez moi, dans ma traversée de Proust, un moment qui est un peu un trou noir, entre La Prisonnière et La Fugitive (Albertine disparue). Ce sont ces centaines de pages consacrées à la jalousie.
    Soudain, là, cet univers proustien si clair, si lumineux, nourri des plaisirs, des beautés de la vie et de l'art s'obscurcit. Le décor disparaît, l'extérieur s'efface, on se retrouve plus à l'intérieur de cette jalousie, dans cette interrogation infinie et mortifère du manque, du doute, de la trahison, face à quelqu'un qui se diffracte, qui disparaît dans la fragmentation et l'accumulation des soupçons.
    Albertine alors devient un monstre changeant selon les rapports des autres et les soupçons du narrateur, qui oscille entre le désir de croire à son innocence et la certitude de sa culpabilité. Même ce qui est révélé d'elle ne la rend pas plus charnelle: cette image d'une Albertine pire que tout ce qu'on aurait pu imaginer, plus vicieuse encore, presque un cas pathologique pour qui Morel va séduire de petites pêcheuses qu'il lui livre... La révélation, si elle renvoie de façon immédiate au flottement de la nature d'Albertine et de ses relations, si elle pose des questions sur la féminité de cette figure, n'en fait pas quelqu'un d'incarné mais un symbole même de la perversion.
    Dans ces centaines de pages, les autres n'existent plus non plus, sinon comme fantasmes et possibilité de relations charnelles avec la pécheresse. La fine observation que Marcel aiguise dans les salons, sa vision taquine, aimable des autres a disparu: il n'y a plus des êtres avec leurs travers, leurs ridicules, leur esprit et leurs richesses, seulement des tentations, des pièges, des occasions de faire le mal. L'humour a disparu. On se trouve dans un enfer psychologique.
    Et je dois dire que si, religieusement, par devoir en quelque sorte, je ne saute pas une ligne de ces pages, je retrouve avec soulagement les trois étapes par lesquelles le narrateur revient à la vie: la rencontre de Gilberte qu'il ne reconnaît pas et ses retrouvailles avec elle chez la duchesse de Guermantes, les confidences d'Andrée, et le séjour lumineux et splendide à Venise.