• Du rififi à Genève

    Fourmillement romanesque dans la cité de Calvin. C'est ce qui résume en bref La vie mécène, le dernier livre de Jean-Michel Olivier. Un roman qui est à Genève, toutes proportions gardées, ce qu'était Les mystères de Paris d'Eugène Sue à la ville lumière.
    OGenève la nuit par E.Corberon y retrouve, transposées plus ou moins, toutes les affaires qui ont ému la ville depuis un quart de siècle. Les thèmes : argent, sexe, criminalité économique, pègre, football, jazz, création, art contemporain.
    Tout tourne autour d'un personnage. Elias. Un homme mystérieux, vu à travers différents êtres qui l'ont côtoyé et qui parlent de lui. Cette suite de récits compose le portrait en creux d'un ancien braqueur de banque, probablement assassin, qui s'est spécialisé dans le transfert de l'argent et des valeurs françaises vers les coffres discrets des banques genevoises après l'arrivée de Mitterand au pouvoir.
    Ce commerce marque le début de sa fortune. Il éblouit une fille de la bonne société, l'épouse, se lance dans toutes sortes d'affaires et de trafics, secondé par un homme de main et une escort girl. Alias et Elisa. Celui-ci est destiné aux basses œuvres et lié au milieu. Celle-ci, pute de luxe et doctorante en lettres, se spécialise peu à peu dans le sado-masochisme, fait réussir les contrats difficiles d'Elias et constitue des dossiers filmés sur ses clients, le gratin de la ville.
    Personnage ambigu, Elias montre peu à peu d'autres aspects de lui-même, qui conduisent Jean-Michel Olivier à mettre en scène le rapport entre l'argent, l'art et le crime à racheter, qui, semble-t-il affirmer, préside à toute activité de mécénat. Elias développe en effet un amour de l'art plastique, de la musique, du foot, qui le conduit à soutenir financièrement toutes ces activités. Jusqu'à l'affaire tragique qui arrête son essor...
    Il y a de la satire, du roman noir et du thriller dans La vie mécène, mais pas seulement. Le livre est aussi un roman à clés. De nombreuses personnalités genevoises sont décrites sous des pseudonymes indicatifs. Un magistrat et un journaliste de la Tribune de Genève, plus particulièrement, que Jean-Michel Olivier ne porte pas dans son cœur, mais aussi des avocats, des hommes de presse, des banquiers.
    Ceci, d'ailleurs, introduit dans La vie mécène une problématique aiguë.
    Au-delà des « informations » que Jean-Michel Olivier apporte, il y a la question de l'objectivité. La ville n'est pas exposée dans ce livre d'une façon qui vise à l'impartialité. Au contraire, elle est vue par Jean-Michel Olivier à travers le prisme de ses a-priori, de ses obsessions, de ses points de vue, de ses renseignements, de ses connaissances, de ses suppositions, de ses fantasmes, de ses sentiments. 
    Un petit effet d'onomastique nous le signale peut-être : Elias, Elisa, son acronyme, Alias, son double : trois noms qui évoquent le début du nom de famille de notre auteur.
    La question, alors, se pose par rapport aux personnages épinglés, que l'on reconnaît parfaitement. Il y a ce qui est connu publiquement d'eux, les articles qu'ils publient, les actes politiques et de gestion que les journaux commentent, qu'on peut critiquer ou soutenir. Mais lorsque Jean-Michel Olivier nous décrit des séances sado-masochistes humiliantes entre ces gens et son personnage Elisa, on entre dans un autre domaine.
    On sait que tout ça est inventé, puisque Elisa s'affiche comme un personnage strictement romanesque. Mais en même temps, on ne peut s'empêcher de se demander si Jean-Michel Olivier n'a pas des informations précises, si l'homme réel sous le personnage à clé a ces habitudes ou ces caractéristiques, et cela, je dois le dire, crée en moi un grand malaise. Car ici, on ne peut dissocier indiscrétion et invention pure, qui semblent se confondre dans une matière trouble, et c'est le statut romanesque du texte qui est ainsi subitement brouillé.
    Une mise en question qui n'est pas seulement une question d'esthétique littéraire mais ouvre également sur des problèmes de déontologie.
    Comme quoi, et on le sait bien, l'esthétique est intimement liée à la morale.

    Jean-Michel Olivier, La vie mécène, L'Age d'Homme
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