• Balzac et l'esprit en 1830

    Portrait charge de Gustave Planche par Benjamin.Claude Vignon, l'amant de Camille Maupin dans Béatrix, nous est présenté par Balzac comme le maître de l'épigramme. Je rappelle aux Sainte-Beuviens que Camille Maupin est inspirée par George Sand et Claude Vignon par Gustave Planche, critique littéraire célèbre de l'époque, connu pour sa sévérité et son irascibilité (voir sa caricature ci-contre).
    C'est avec ces êtres « étincelants d'esprit » que le jeune Calyste entend ses premières conversations brillantes et goûte aux fameuses épigrammes de Vignon. Une épigramme est une courte phrase vacharde, ce qu'on appellerait aujourd'hui une vanne.
    Voici d'ailleurs les explications de L'Encyclopédia Universalis: « En France, c'est surtout à l'époque classique qu'à la faveur des polémiques et d'une certaine promotion de l'esprit l'épigramme s'est spécialisée dans l'attaque à bout portant jusqu'à devenir un genre poétique, une miniature de la satire. Escrime verbale où la brièveté est la meilleure des armes : tout le mérite de l'épigramme réside dans la façon de placer les coups et dans l'art d'enfoncer le trait final. »
    Donc, voici quelques exemples de cet esprit de Claude Vignon. Mlle des Touches (Camille Maupin) est en train de communiquer à Calyste une lettre de Béatrix. Claude entre.

    " Par où donc êtes - vous venu ? lui dit Mlle des Touches surprise et rougissant de bonheur ou de surprise.
    -Par la porte , dit sèchement Claude Vignon.
    -Mais , s' écria-t-elle en haussant les épaules, je sais bien que vous n' êtes pas homme à entrer par une fenêtre.
    -L' escalade est une espèce de croix d'honneur pour les femmes aimées.
    -Assez , dit Félicité.
    -Je vous dérange ? dit Claude Vignon .
    -Monsieur, dit le naïf Calyste , cette lettre ...
    -Gardez-la , je ne demande rien, à nos âges ces choses - là se comprennent , dit-il d' un air moqueur en interrompant Calyste.
    -Mais, monsieur ... , dit Calyste indigné .
    -Calmez-vous , jeune homme , je suis d'une indulgence excessive pour les sentiments.
    -Mon cher Calyste ... , dit Camille en voulant parler.
    -Cher ? dit Vignon qui l' interrompit.
    -Claude plaisante , dit Camille en continuant de parler à Calyste , il a tort avec vous qui ne connaissez rien aux mystifications parisiennes.
    -Je ne savais pas être plaisant, répliqua Vignon d' un air grave.
    -Par quel chemin êtes-vous venu ? voilà deux heures que je ne cesse de regarder dans la direction du Croisic.
    -Vous ne regardiez pas toujours, répondit Vignon.
    -Vous êtes insupportable dans vos railleries.
    -Je raille ? "

    On voit que Vignon fait semblant de croire, ou croit vraiment, que sa maîtresse et Calyste étaient tout absorbés par un tête-à-tête amoureux, s'échangeaient une lettre tendre, et il veut montrer qu'il les a percés à jour et qu'on ne la lui fait pas.
    Eh bien, pour dire la vérité, si je trouve Vignon grognon, lourd dans son insistance ronchonne, grinçant jusqu'à l'insupportable, ses épigrammes me paraissent pitoyables et j'ai beaucoup de peine à comprendre que Balzac les considère comme de l'esprit étincelant. Seule peut-être la réplique sur l'escalade (« une espèce de croix d'honneur pour les femmes aimées ») est une image qui porte, en même temps par son côté visuel et par sa mise en relation de deux clichés: les décorations guerrières et la vanité féminine, unies par le fait d'arme qui les a provoquées, comparaison qui peut créer un effet comique.
    Mais pour le reste, j'ai donc deux hypothèses. Soit Balzac était incapable de restituer la conversation brillante des hommes d'esprit de son temps, qu'il côtoyait et écoutait, parce que le sien, d'esprit, si gigantesque dans d'autres aspects (quand il embrasse par exemple les aspects sociaux), était un peu étroit dans ce côté. Soit l'esprit des années 1830 était vraiment très bête.