• Le poète Jacques Tornay (voir ici, ici et ici) rend hommage sur ce blog à son ami Vital Bender, poète décédé en 2002 (voir ici, ici et ici). Ci-dessous, la deuxième partie de son texte. La première est ici:

    Parfois ses boutades fâchaient. La personne visée ne goûtait pas toujours la plaisanterie, et si l'on connaissait bien la victime il fallait la convaincre que Vital n'avait sûrement pas voulu dire telle chose, ou ne pensait pas à mal en la disant. Ce qui d'ailleurs était vrai. Chez lui, aucune intention de nuire ou de blesser ; une vanne, c'était uniquement «histoire de se marrer un coup». À Saint-Pierre-de-Clages je l'ai aperçu se pencher au-dessus du corsage d'une plantureuse demoiselle pour s'exclamer, ébahi : «C'est à vous tout ça ?». Souvent il désarmait le vis-à-vis par son ingénuité. Ensuite, fidèle à son habitude, il s'esquivait léger, guilleret, entouré de son équipe de copains en route vers la prochaine rigolade.
    Il était ainsi, insaisissable comme une boule de mercure, ne tenant pas en place, jamais là où l'on s'attendait à le trouver, constamment ailleurs, en recherche permanente de nouveauté, d'inédit, à l'image même de sa poésie qui est faite de ruptures, de brusques élans qui n'aboutissent nulle part mais flamboyants, d'images insolites et par conséquent ennemies jurées du banal et du convenu, ne reculant devant aucune métaphore burlesque ou grotesque pourvu qu'elle s'impose à lui, calquée sur aucun modèle connu et jaillissant sous l'effet d'une impulsion incontrôlable. Vital est l'opposé du poète méditatif, rien de zen dans sa manière. Il ne se préoccupe ni d'unité ni d'harmonie, seul compte l'effet du vers, rapide, sans apprêt superflu qui le dévierait de sa trajectoire. Météorique, il écrit par soubresauts, il s'éparpille, se multiplie à plaisir, arrache les mots à leur immobilisme et les fait danser sur la page, joue avec eux semblable à un jeune fauve et sur des rythmes syncopés qui n'appartiennent décidément qu'à lui. Le mouvement est sa loi, son empreinte, mouvement de feu et d'instinct, fugace, ostentatoire.
    À ma question de savoir quelles étaient ses principales influences, il me répondit  Jack Kerouac et Paul Valéry. Le routard à chemise ouverte versus l'académicien en complet-cravate, l'improvisateur fou de jazz be-bop face au patient et fin ciseleur de strophes. Pour le premier, je voyais la parenté, en revanche beaucoup moins pour le second. «Avec Valéry on rejoint le cœur même de la poésie ! Un jour je t'expliquerai pourquoi», me dit-il.
    Vital ressentait de brèves envies d'adhérer aux conventions sociales : fonder un foyer, être instituteur ou occuper quelque autre poste d'employé communal, aller à la messe le dimanche, s'intéresser à la politique, au sport, à l'actualité locale, se fondre dans la conformité ambiante afin de s'assurer une existence qui, croyait-il, serait heureuse, paisible et sans heurt. Bref, désemparer une fois pour toutes ses tourments intérieurs en leur opposant des habitudes réglées. Mais obliger sa nature rétive aux normes imposées à entrer dans un moule sécurisant n'est pas forcément la clé du bonheur. Il est vrai que de nombreux rebelles ont rêvé d'une vie rangée. Il arrivait, paraît-il, à Che Guevara de regretter le confort bourgeois de son enfance. Jésus lui-même – que Vital considérait comme le révolté exemplaire – s'est peut-être quelquefois demandé pourquoi il n'était pas resté un humble charpentier.

                                                                                        Jacques Tornay


                         Kerouac lit On the road