• leco2 Alain Bagnoud, Le Jour du dragon      C'est le chemin de l'école, une petite route dans l'ombre, entre des pavillons, un peu à l'extérieur de la ville, à sept heures et demie du matin. L'air est glacé, du vent souffle. Le soleil caché derrière les montagnes bleues n'a pas encore paru mais ses rayons frisent les crêtes illuminées, propulsés à l'horizontale comme de puissants faisceaux de projecteurs qui passent à des centaines de mètres au-dessus de nos têtes, à la surface de cette gigantesque piscine vide qu'est la vallée froide.
          J
    e suis tout au fond de ce monochrome bleu avec Dogane et Léonard. Je porte un pantalon pattes d'éléphant, un blouson en simili-cuir. Nous parlons d'un disque. Une guitare électrique, de l'orgue, des voix rauques, des chœurs, une batterie survoltée, dit Léonard, une architecture sonore complexe et géniale. Il sort le 33-tours de son sac, une sorte de gibecière avec des franges qu'il porte à l'épaule.
          S
    ur la pochette, des femmes nues sont couchées dans un décor psychédélique, sous le titre lilas en rondes molles qui flotte. Léonard retourne la fourre pour nous montrer les musiciens. Des chevelus désinvoltes, sombres ou arrogants, aux postures étudiées.
          S
    ur le chemin de l'école. Dans le petit matin froid qui transforme nos respirations en panaches de buée. Le cours d'allemand va commencer. Dans dix minutes il y aura récitation de vocabulaire puis la gym, l'odeur écœurante des vestiaires, la gêne d'un corps pataud. Le soleil levant met du rose sur les parois est des montagnes. Devant nous, derrière nous, par groupes, des élèves qui parlent trop fort. Des voix qui muent. Des garçons maladroits qui se bousculent comme des chiens fous avec une brutalité que je craignais, un trop plein de vie qui se retournait parfois contre moi, mais aussi des singularités à connaître, des richesses à explorer. Ils étaient autres, différents, étranges. Leurs caractéristiques m'étonnaient et m'attiraient comme des pays à découvrir qui m'étaient le plus souvent interdits ou hostiles, dont j'entrevoyais parfois l'intérieur par éclairs, exotique et aguichant comme une vue de carte postale.
          M
    ais sur ce monde informe, bruyant, hétéroclite et acéré, une grande force nouvelle arrivait, qui apportait avec elle de l'espoir et du sens. Tout était possible, tout allait changer. L'incongruité des femmes maquillées mais nues, couchées simplement sans pose avec un naturel qui était une obscénité supplémentaire et excitante. Les couleurs psychédéliques du décor sur la pochette, un milieu abstrait turquoise, jaune et orange dont les arabesques, les anneaux et les aigrettes appelaient le rêve, évoquaient ses volutes, ses surprises, les mouvements de sensations nouvelles dans un univers inattendu. L'attitude de révolte, de liberté ou d'indifférence des musiciens dont on voyait bien qu'ils affichaient leur exception et proclamaient leur insensibilité aux valeurs et aux norme.
          Ça soufflait sur le petit val où les pavillons de la nouvelle école avaient été bâtis, un peu à l'extérieur de Sinerre. Des boîtes à chaussures blanches disposées à angle droit avec une lignée de fenêtres sur le gris des murs extérieurs, et le rectangle de la porte peint en jaune par la lumière des néons. Un vent nouveau, qui venait d'un autre monde, parlait un nouveau langage.
          Il susurrait que de grandes choses m'attendaient, et avec elles arriveraient la plénitude, l'exaltation. Une nouvelle époque avait commencé, elle remplacerait la vieille. Une époque dont la découverte, l'exploration et la possession m'offriraient l'épanouissement. Une époque que je pourrais habiter. Qui serait la mienne.