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Par
Alain Bagnoud dans
Le Jour du dragon le
27 Novembre 2008 à 13:35
leco2
C'est le chemin de l'école, une petite route
dans l'ombre, entre des pavillons, un peu à l'extérieur
de la ville, à sept heures et demie du matin. L'air est
glacé, du vent souffle. Le soleil caché derrière
les montagnes bleues n'a pas encore paru mais ses rayons frisent
les crêtes illuminées, propulsés à
l'horizontale comme de puissants faisceaux de projecteurs qui
passent à des centaines de mètres au-dessus de nos
têtes, à la surface de cette gigantesque piscine vide
qu'est la vallée froide.
Je suis tout au fond de ce monochrome bleu avec Dogane
et Léonard. Je porte un pantalon pattes d'éléphant,
un blouson en simili-cuir. Nous parlons d'un disque. Une guitare
électrique, de l'orgue, des voix rauques, des chœurs, une
batterie survoltée, dit Léonard, une architecture
sonore complexe et géniale. Il sort le 33-tours de son sac,
une sorte de gibecière avec des franges qu'il porte à
l'épaule.
Sur la pochette, des femmes nues sont couchées
dans un décor psychédélique, sous le titre lilas
en rondes molles qui flotte. Léonard retourne la fourre pour
nous montrer les musiciens. Des chevelus désinvoltes, sombres
ou arrogants, aux postures étudiées.
Sur le chemin de l'école. Dans le petit matin
froid qui transforme nos respirations en panaches de buée. Le
cours d'allemand va commencer. Dans dix minutes il y aura
récitation de vocabulaire puis la gym, l'odeur écœurante
des vestiaires, la gêne d'un corps pataud. Le soleil levant
met du rose sur les parois est des montagnes. Devant nous, derrière
nous, par groupes, des élèves qui parlent trop fort.
Des voix qui muent. Des garçons maladroits qui se bousculent
comme des chiens fous avec une brutalité que je craignais, un
trop plein de vie qui se retournait parfois contre moi, mais aussi
des singularités à connaître, des richesses à
explorer. Ils étaient autres, différents, étranges.
Leurs caractéristiques m'étonnaient et m'attiraient
comme des pays à découvrir qui m'étaient le
plus souvent interdits ou hostiles, dont j'entrevoyais parfois
l'intérieur par éclairs, exotique et aguichant comme
une vue de carte postale.
Mais sur ce monde informe, bruyant, hétéroclite
et acéré, une grande force nouvelle arrivait, qui
apportait avec elle de l'espoir et du sens. Tout était
possible, tout allait changer. L'incongruité des femmes
maquillées mais nues, couchées simplement sans pose
avec un naturel qui était une obscénité
supplémentaire et excitante. Les couleurs psychédéliques
du décor sur la pochette, un milieu abstrait turquoise, jaune
et orange dont les arabesques, les anneaux et les aigrettes
appelaient le rêve, évoquaient ses volutes, ses
surprises, les mouvements de sensations nouvelles dans un univers
inattendu. L'attitude de révolte, de liberté ou
d'indifférence des musiciens dont on voyait bien qu'ils
affichaient leur exception et proclamaient leur insensibilité
aux valeurs et aux norme.
Ça soufflait sur le petit val où les
pavillons de la nouvelle école avaient été
bâtis, un peu à l'extérieur de Sinerre. Des
boîtes à chaussures blanches disposées à
angle droit avec une lignée de fenêtres sur le gris des
murs extérieurs, et le rectangle de la porte peint en jaune
par la lumière des néons. Un vent nouveau, qui venait
d'un autre monde, parlait un nouveau langage.
Il susurrait que de grandes choses m'attendaient, et
avec elles arriveraient la plénitude, l'exaltation. Une
nouvelle époque avait commencé, elle remplacerait la
vieille. Une époque dont la découverte, l'exploration
et la possession m'offriraient l'épanouissement. Une
époque que je pourrais habiter. Qui serait la mienne.